Souveraineté européenne dans le domaine du numérique : comment conjuguer volonté politique et réalités opérationnelles ?

Organisée le 16 janvier 2020 à Paris, la Matinale « Souveraineté européenne dans le domaine du numérique : quelles stratégies ? » a donné la parole à différents acteurs de l’écosystème à des fins de partage de points de vue sur un sujet qui se veut une thématique majeure dans le contexte sociétal actuel. Et pour cause, rappelons que les acteurs du numérique sont, à ce jour, majoritairement issus d’autres régions du monde comme les Etats-Unis et l’Asie et que l’Europe constitue encore aujourd’hui, sur différentes verticales liées aux innovations, une mosaïque en termes d’usages, de stratégies et de visions. Dès lors, comment construire une identité européenne sur tous ces marchés d’avenir et faire rayonner, par la même, la région dans un écosystème désormais globalisé ?

Absence de champions européens de la Tech et du numérique. Persistance de spécificités locales en termes d’usages. Telle est la réalité, à date, de l’Europe du numérique. En effet, là où des régions comme les Etats-Unis ou encore l’Asie se sont illustrées depuis un certain nombre d’année, avec des propositions de valeur au poids économique indéniable sur le sujet du numérique – Google, Apple, Ant Financial, Tencent… – l’Europe demeure encore aujourd’hui une région fragmentée, même si fortement intéressante en termes de créativité et de valeur. Exemple phare de cette réalité : la verticale des moyens de paiement, avec un cadre réglementaire inscrit depuis plusieurs années dans le sens de l’européanisation – passage à l’Euro, migration SEPA, instant payment, directives sur les services de paiement, etc. – mais qui représente encore aujourd’hui un maillage en termes d’habitudes et de stratégies. Illustration : une appétence distincte à l’égard des produits digitaux, des pays du Nord comme la Suède – pays cashless par excellence – coexistant avec des pays toujours très appétents au cash comme l’Allemagne, alors que d’autres, comme les Pays-Bas ou encore la France, privilégient respectivement le virement ou la carte de paiement. De cette réalité découlent, inévitablement, des stratégies distinctes sur des innovations ayant eu vocation à renforcer le contexte paneuropéen. Témoin de cette réalité : l’instant payment. Conçu à partir d’une volonté institutionnelle de proposer un scheme européen en termes de moyen de paiement, cet outil s’est voulu abordé différemment au sein des Etats membres. A des pays proactifs, comme les Pays-Bas ayant qualifié l’innovation « d’évolution naturelle » ou l’Italie où les entités financières ont vu dans cet instrument une opportunité en termes d’équipement de certains segments en outils digitaux, se sont ajoutés des pays plus attentistes, ayant opéré une évolution progressive vers l’adoption de cette innovation, selon des stratégies et approches distinctes. N’oublions pas que l’Europe des paiements, si elle est marquée par une réglementation – directives sur les services de paiement, directives monnaie électronique… –  et une gouvernance – Banque Centrale Européenne, Euro Retail Payments Board… – n’en reste pas moins variée en termes de vision. Des pays européens par essence comme la France, ayant inscrit l’Europe comme l’un des trois axes stratégiques du plan d’action 2019-2024 du Comité National des Paiements Scripturaux (CNPS), ou encore le Benelux, coexistent ainsi avec des pays tournés vers l’international, à l’image de l’Espagne et du Portugal, ayant établi des ponts avec l’Amérique Latine, ou encore le Royaume-Uni qui se veut dans une approche globalisée par essence. Dès lors, comment aborder le sujet de la souveraineté européenne ? L’un des fondamentaux a été partagé par Alain Pithon, secrétaire général de Paris Europlace : « Nous devons faire attention à ne pas avoir une approche très protectrice ». Car en effet, l’Europe a tout intérêt à se lier à d’autres régions dans le contexte de globalisation. « L’Asie, avec des zones comme Singapour, ou encore l’Afrique, nous paraissent très intéressantes », souligne l’intéressé. Recontextualisée à l’échelle nationale, la problématique n’est pas sans impact. « Les enjeux pour la Place de Paris sont clairs : comment structurer les choses alors même que nous sommes confrontés à des spécificités toujours nationales », poursuit-il.

Une nécessaire structuration européenne

L’une des évolutions géopolitiques qui aura inévitablement des conséquences en termes de souveraineté européenne n’est autre que le Brexit, qui participe, grâce à la relocalisation de certaines sociétés et un nombre conséquent de professionnels, au repositionnement de certains atouts en Europe continentale. « La Place de Paris est numéro un en termes de relocalisation, avant même Francfort, mais Dublin reste numéro un sur le repositionnement des sociétés », indique Alain Pithon. « Nous devons néanmoins faire preuve de conscience collective et ne pas sous-estimer la façon dont le Royaume-Uni va voir les choses », ajoute-t-il. Car, en effet, en dépit d’une période d’incertitude, les Britanniques sont conscients de leur avance sur le sujet. Une réalité qui soulève inévitablement la question des talents : l’Europe a-t-elle suffisamment de souplesse pour attirer les start-ups ? A ces éléments s’ajoute un aspect politique conséquent : la nouvelle mandature européenne qui souhaite aller plus loin et plus vite en matière d’innovation et de financement. Un sujet qui renvoie inévitablement à la question de l’Europe des paiements, déjà fortement adressée par La Banque Centrale Européenne (BCE) : dans ce domaine, « nous devons insister sur la promotion », atteste l’intéressé. De quoi confirmer que la concrétisation européenne ne passera que par un effort collectif. Sur ce point, la Banque de France a étayé des éléments précis prévus du côté des institutions. « Les quatre grands enjeux des paiements sont la sécurité, avec l’ambition d’une Europe de la sécurité des paiements et les projets de migration à mener d’ici à fin 2021, l’innovation qui est une préoccupation permanente avec par exemple les sujets du sans contact ou encore de la monnaie digitale, l’inclusion afin que les technologies innovantes n’aient pas un effet exclusif, et la souveraineté avec la prise de conscience du fait qu’à date l’Europe n’est pas souveraine sur ses paiements », détaille Julien Lasalle, chef de la surveillance des moyens de paiement scripturaux de la Banque de France. En dépit de spécificités qui sont réelles, « L’Europe des paiements connaît globalement une croissance positive », ajoute-t-il, nuançant que, malgré tout, « la dépendance à Visa et MasterCard est réelle » et s’ajoute au « poids croissant des GAFA sur le paysage européen des paiements avec des offres comme Apple Pay ou encore Samsung Pay ». A cela s’ajoute une autre réalité : la fragmentation du marché européen de traitement des transactions, là où les États-Unis, par exemple, ont une approche globalisée avec des acteurs comme First Data. Un consensus émerge donc naturellement : l’Europe ne retrouvera pas sa souveraineté si les acteurs ne sont pas en mesure de proposer une identité européenne. Sujet d’autant plus urgent sur la partie retail payments, dédiée aux consommateurs, puisque le SEPA a surtout représenté une avancée pour la partie créanciers. « Nous avons besoin d’une réponse concertée européenne », atteste Julien Lasalle. Il s’agit d’un enjeu de compétitivité industrielle.

Comment créer une identité européenne ?

Dès lors, comment favoriser l’émergence d’une réelle identité européenne ? « Nous comptons sur l’input marché pour harmoniser les usages », répond Julien Lasalle, en sachant que des solutions ont été proposées par les acteurs européens comme PEPS-I, par exemple. D’autres enjeux sont à prendre en compte : la fin du dumping fiscal de façon à permettre une concurrence saine entre les États, sans oublier le cross border, cité par Benoît Coeuré lors du séminaire de la Banque Centrale Européenne (BCE) fin novembre 2019 comme l’un des axes stratégiques forts de l’Europe des paiements. « Ce sujet fait référence au fait que l’Europe doit reprendre la main sur le marché intérieur et, à plus long terme, à l’exportation de solutions paneuropéennes dans des pays où l’Europe a une influence non négligeable comme les pays latino-américains ou encore africains », explique-t-il. Autre élément à prendre en considération : le consommateur européen, qui doit être informé et accompagné sur ces sujets. « Les associations de consommateurs sont intégrées au Comité National des Paiements Scripturaux (CNPS) et à l’Euro Retail Payments Board (ERPB) et sont donc associés à ces sujets », précise Julien Lasalle, ajoutant qu’ils ont « la capacité de réaliser des communications fortes ».

Mais une autre question doit être réglée : la naissance d’une réelle vision stratégique européenne. Car comme le souligne Hubert de Vauplane, partner, cabinet Kramer Levin, « le droit est nécessaire mais pas suffisant » pour la souveraineté européenne. D’autant plus qu’aujourd’hui les consommateurs ont un rapport différent à la Tech et aux services financiers. « La première fintech au monde n’est autre que l’acteur chinois Ant Financial », pointe ainsi Alain Clot, président de France Fintech, ajoutant que nous vivons actuellement « une quatrième révolution industrielle où, pour la première fois, l’Europe ne joue pas en première division ». Autres réalités pointées par l’intéressé : l’absence de business angels, effet de la disparition de l’ISF, et de Nasdaq, en France. De quoi confirmer, selon lui, le manque, en Europe, de vision industrielle. Sujet qui pourrait peut-être être amené à évoluer avec la collaboration multisectorielle qui s’installe progressivement dans différentes verticales, comme les paiements. Illustration : le Comité National des Paiements Scripturaux (CNPS) où les acteurs de la demande « ont vocation à être force de proposition » sur la stratégie à mener en matière de paiement, selon François Soenens, président de la commission monétique et moyens de paiement de l’Association française des trésoriers d’entreprise (AFTE). Sans compter que l’organisation est également membre de l’European Association of Corporate Treasurers (EACT), qui fédère les trésoriers d’entreprise européens pour débattre sur des sujets comme le Request to Pay, la facturation électronique ou encore la sécurisation du paiement. De quoi confirmer que, sur ce sujet, le maître-mot est collaboration.

Par Andréa TOUCINHO, Directrice Études, Prospective et Formations,

Pôle Études | Partelya Consulting

Articles associés