Sécurité des Paiements : Technologies émergentes et enjeux géostratégiques au cœur des réflexions de la Banque de France

La Banque de France a réuni, dans ses locaux à Paris, le 6 mai 2025, l’ensemble des professionnels de l’écosystème des paiements afin de réfléchir à une problématique précise : « comment préserver la confiance dans un monde plus incertain ? ». Au programme de ce séminaire : les enjeux et perspectives de l’intelligence artificielle pour la sécurité des paiements, la question de la souveraineté, ou encore l’évolution de la filière fiduciaire dans un monde numérisé.

« L’innovation technologique peut constituer à la fois la meilleure et la pire chose pour la sécurité des paiements ». Telle a été la phrase introductive de Denis Beau, premier sous-gouverneur de la Banque de France, le 6 mai 2025, lors de l’ouverture de la conférence « Paiement : comment préserver la confiance dans un monde plus incertain ? » organisée à Paris et dédiée aux professionnels du marché. Prenant l’intelligence artificielle comme l’une des illustrations phares de cette réalité, l’intéressé a notamment partagé deux recommandations clés :

  • Les débats sur la sécurité des paiements doivent intégrer tous les acteurs du marché, sujet que l’écosystème français a d’ailleurs récemment pris en compte avec l’intégration des telcos aux réunions de Place et une collaboration plus étendue avec des régulateurs connexes tels que la Cnil ou l’Arcom ;
  • La collaboration européenne est primordiale : le lien entre sécurité des paiements et souveraineté va se développer et les enjeux géopolitiques ont de forts impacts sur l’écosystème.

Enjeux géopolitiques et réflexions sur l’intelligence artificielle

Ce dernier point est d’ailleurs partagé par Renaud Labelle, sous-directeur expertise au sein de l’Anssi (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) : « Certains pays aspirent à renforcer l’instabilité en Europe, notamment via des cyberattaques, par exemple. D’où l’importance de la coopération internationale ». L’expert en cybersécurité ajoute que les cibles de ces attaques sont de plus en plus variées : les administrations publiques, les hôpitaux, mais aussi, de plus en plus, les universités et les événements internationaux comme les Jeux Olympiques. Partant de ce constat, une interrogation semble évidente : comment renforcer la cybersécurité dans un monde aux multiples enjeux ? Renaud Labelle apporte ici deux éléments de réponse : d’une part, une prise en compte de cet enjeu par l’ensemble des entreprises et des secteurs d’activité et une collaboration étendue et, d’autre part, la prise en compte des apports potentiels de l’intelligence artificielle avec un point de vigilance : cette innovation peut aussi bien servir à l’amélioration du scoring des risques qu’à la détection des vulnérabilités. L’enjeu est donc de taille.

Concernant le scoring des risques, les professionnels spécialisés dans cette innovation pointent notamment la nécessaire attention qu’il faut porter au sujet de la data, en travaillant de façon conforme au règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD). Autre recommandation : trouver un équilibre entre instantanéité, complexité et performance.

Du côté de l’utilisation de l’intelligence artificielle par les fraudeurs, l’heure est également à la vigilance : ce sujet « devient un aspect primordial dans les travaux réalisés par Europol dans le domaine de la sécurité », indique Emmanuel Kessler, chef d’équipe prévention – sensibilisation chez Europol. L’intéressé ajouté que s’il existe un « dynamisme » dans le développement et l’utilisation de l’IA en Asie, « cette tendance est en passe de devenir internationale ». Autres observations :

  • Les fraudeurs ne travaillent pas seuls : ils interagissent constamment entre eux au sein d’un véritable réseau professionnalisé et par essence transfrontières. Or, les entités financières fonctionnent historiquement en silos. Il est donc nécessaire de faire évoluer les travaux sur la sécurité en misant sur une approche en réseau et un renforcement des collaborations entre acteurs et pays ;
  • Selon les chiffres partagés par Sophie Lambert, adjointe – division de la connaissance, de l’anticipation et de la gestion de crise cyber commandement du ministère de l’intérieur dans le cyberespace : 348 000 fraudes numériques ont été enregistrées en 2024. En termes de répartition, l’intéressée note que 55,9 % de la fraude numérique est liée aux biens (moyens de paiement, fraude financière…), 37,4 % est liée aux individus (cyberharcèlement, discrimination…), 6,2 % est liée aux institutions et 0,4 % aux législations. D’où l’importance d’une réflexion protéiforme et pluridisciplinaire.

Cela confirme également qu’il est nécessaire de se mettre en ordre de marche, d’autant plus dans une région européenne en quête de souveraineté.

La question de la souveraineté européenne

Erick Lacourrège, directeur général moyens de paiement de la Banque de France, a inauguré la session du 6 mai après-midi en insistant sur la question de la souveraineté européenne dans le domaine des paiements, sujet qui n’est pas récent mais bel et bien travaillé depuis un certain nombre d’années et devenu de plus en plus stratégique. « Les paiements constituent une activité clé en Europe. Il est donc nécessaire de travailler à la résilience de cette industrie », indique-t-il, avant d’ajouter que « la performance, la sécurité et l’interopérabilité propres à l’Europe des paiements constituent un sérieux avantage ». Poursuivant la réflexion sous l’angle juridique, Eric Ducoulombier, acting director de la Commission européenne, précise qu’il « n’existe aucune différence en termes de réglementation européenne sur les paiements entre les acteurs européens et non-européens » et que cette réglementation qui est propre à l’Europe des paiements est « un vrai pilier en termes de souveraineté ». Dès lors, comment aller plus loin dans un marché où, comme l’ont rappelé les intervenants, les usages en matière de paiement restent locaux et où il subsiste certaines interrogations, par exemple sur le sujet d’un scheme carte européen ? Parmi les recommandations partagées :

  • Les paiements constituent avant tout un marché fonctionnant en réseau : la collaboration est donc clé, non seulement entre acteurs, mais aussi entre pays ;
  • Assurer la souveraineté européenne implique non seulement la définition de schemes, mais aussi la création d’un réel écosystème européen (à titre d’exemple, les intervenants ont pointé le cas de Cartes Bancaires CB en France, avec la création d’un réseau basé non seulement sur les banques mais aussi sur les commerçants) ;
  • Renforcer les partenariats public/privé peut aussi avoir un effet positif sur cette quête de souveraineté.

Mais l’Europe des paiements n’est pas seulement composée d’instruments scripturaux. Sujet que la Banque de France a bien reflété dans sa conférence en accordant une place aux espèces et à la filière fiduciaire. « Les espèces constituent un symbole historique de souveraineté » et ne doivent donc pas être exclues de ce débat, convergent les professionnels. D’autant plus qu’actuellement, l’accès aux espèces en tant qu’instrument inclusif est un sujet déterminant en Europe. Selon Wolfram Seidemann, CEO de Giesecke+Devrient Currency Technology, en 2024, près de la moitié des paiements dans la zone euro sont « cashless », mais il existe une vraie question sur le maintien de l’accès aux espèces, y compris dans les pays très matures en matière d’instruments numériques comme le UK et les Nordics. C’est pourquoi, si les professionnels du paiement œuvrent sur la partie innovation, il semble nécessaire de maintenir une proposition diversifiée en matière d’instruments au sein de l’Europe des paiements.  De quoi faire écho à la conclusion de Julien Lasalle, directeur adjoint – études et surveillance des paiements, Banque de France : « Il est nécessaire d’évoluer vers un renforcement de la collaboration entre les acteurs du marché ». D’autant plus que les sujets accessibilité, inclusion et RSE sont en passe de prendre du poids au sein des réflexions sur l’écosystème des paiements. Avant la présentation du nouveau rapport de l’Observatoire de la sécurité des moyens de paiement (OSMP) en septembre prochain, la Banque de France indique que, forte du succès de la campagne de sensibilisation sur la sécurité des paiements réalisée l’été dernier, l’opération sera réitérée dans les prochains mois. De quoi confirmer que pédagogie et information des consommateurs figurent également dans les prérequis de l’écosystème.

Andréa Toucinho